L’écoféminisme : la convergence des luttes
Et si les luttes féministes et écologiques partageaient une même racine ? Celle de la domination. L’écoféminisme, à la croisée de ces combats, souligne un double processus d’oppression : celle des femmes par les hommes et celle de la nature par les activités humaines, fruits d’un même système de domination.
1- Origines et fondements de l’écoféminisme
L’écoféminisme est un mouvement philosophique et politique qui établit un lien entre la domination des femmes et l’exploitation de la nature. Le terme « écoféminisme », introduit par Françoise d’Eaubonne en 1974, repose sur l’idée que la colonisation, le capitalisme et le patriarcat ont créé un système oppressif favorisant cette double exploitation (des femmes et de la nature).
1-1 Capitalisme et patriarcat invisibilisent le travail des femmes
Le capitalisme, système économique dominant, repose sur l’accumulation des richesses et la recherche du profit. Il ne valorise que le travail monétisé. Cela rend invisible le travail domestique, pourtant essentiel, et majoritairement assuré par les femmes. Selon un rapport du Haut Conseil à l’Égalité (HCE) sur l’état du sexisme en France, 80 % des tâches ménagères sont effectuées par des femmes. En plus de leur activité professionnelle, elles assument donc une charge domestique considérable, sans reconnaissance financière ni sociale.
Les femmes perçoivent en moyenne des salaires inférieurs à ceux des hommes, même à poste équivalent. Celles qui restent au foyer sont souvent privées de revenus, ce qui crée une dépendance financière vis-à-vis de leur conjoint et accentue leur vulnérabilité. Même lorsque le choix d’être mère au foyer est assumé, le travail domestique reste perçu comme une obligation naturelle et non comme une contribution essentielle à la société.
1-2 La colonisation : terreau du système capitaliste et patriarcal
La colonisation a joué un rôle majeur dans l’expansion du système capitaliste et patriarcal, en exploitant les ressources naturelles et humaines des territoires colonisés. Ce système reposait, et repose encore sur la domination de la nature et sur la domination des peuples anciennement colonisés (les logiques coloniales persistent aujourd’hui sous d’autres formes).
Aujourd’hui, les grandes multinationales continuent d’exploiter les ressources des pays du Sud (pétrole, minerais, forêts) et de nombreux pays anciennement colonisés restent dépendants économiquement des anciennes puissances coloniales. L’objectif principal est de maintenir un système de richesse économique, qui profite uniquement à certains pays et surtout à une minorité détentrice du pouvoir. Fondé sur l’injustice et l’exploitation, ce système devient profondément inégalitaire et destructeur à long terme, tant pour les individus les plus pauvres – surtout pour les femmes en raison de leur *double oppression – que pour la planète.
*double oppression : les femmes subissent une oppression à la fois de genre et de classe : d’une part, elles sont soumises à un système patriarcal qui les place dans des rôles subordonnés, souvent limités au travail domestique et aux tâches invisibles, et d’autre part, elles sont les premières victimes des inégalités économiques, exploitée par le système capitaliste.
2- Deux figures emblématiques de l’écoféminisme
Françoise d’Eaubonne et Vandana Shiva comptent parmi les figures majeures de l’écoféminisme. Pionnière du concept, Françoise d’Eaubonne, romancière, philosophe et militante féministe française, a introduit le terme « écoféminisme » en 1974. Proche de Simone de Beauvoir, elle a consacré une partie de son œuvre à dénoncer les liens entre oppression patriarcale et destruction de la nature.
Vandana Shiva, écrivaine et militante indienne, s’est engagée dans la lutte pour la souveraineté alimentaire, la protection de l’environnement et les droits des femmes, notamment face aux effets de l’agriculture industrielle et des multinationales. Elle incarne une approche intersectionnelle et décoloniale de l’écoféminisme.
2-1 Françoise d’Eaubonne : pionnière de l’écoféminisme
Militante féministe, Françoise d’Eaubonne (1920-2005) était aussi philosophe, romancière et essayiste. Pour l’époque, ses idées étaient radicales et avant-gardistes. Elle a co-fondé le Mouvement de libération des femmes (MLF) et le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Au sein du MLF, elle dirigeait le groupe « Écologie et féminisme » et insistait sur l’urgence de redonner aux femmes le pouvoir sur leur corps et sur le contrôle de leur fécondité. Activiste et penseuse, elle portait les luttes féministes, homosexuelles, sociales, anticolonialistes et écologiques. Selon elle, si l’on rendait le pouvoir aux femmes, elles l’utiliseraient pour renverser les systèmes de domination.

Très tôt, Françoise d’Eaubonne a pris conscience des enjeux écologiques. Dans un contexte de crise pétrolière, elle a rapidement pris conscience de la destruction de la planète par l’exploitation des ressources. Elle a su établir un lien entre les luttes féministes et écologiques et elle a choisi de les combiner. Elle dénonçait donc à la fois l’exploitation de la nature par l’humain et la domination des hommes sur les femmes, tous deux issus du même système oppressif.
Tout au long de sa carrière, Françoise d’Eaubonne a écrit une centaine de livres, abordant des sujets variés. Parmi ses travaux les plus marquants, elle a dénoncé le massacre des sorcières, qu’elle a nommé « sexocide », mettant en lumière la violence systémique envers les femmes à travers l’histoire.
2-2 Vandana Shiva : écoféministe indienne qui marque les esprits
L’indienne Vandana Shiva a grandi dans un environnement anticonsumériste, au sein d’une famille où l’égalité entre les sexes était naturelle. Elle a dédié sa vie à la défense de l’écologie et du féminisme. Son parcours est marqué par son engagement envers la planète et par de nombreuses luttes emblématiques, tant écologiques que féministes.
Dans le Podcast « écoféminisme – défendre nos territoires « , Vandana Shiva explique que le système capitaliste patriarcal a créé un système mortifère. Elle fait référence aux produits chimiques introduits dans notre agriculture, qui ont été pour certains inventés sous l’Allemagne Nazi, dans le but de tuer des gens dans des camps de concentration. Maintenant, ces produits sont la base de notre agriculture, dit-elle . « C’est pour cette raison que les papillons et les abeilles disparaissent, et c’est pour cette raison que les gens ont des cancers. Cette économie d’argent est mortifère : plus il y a de destruction, plus il y a d’argent. »

Vandana Shiva s’est engagée dans le mouvement Chipko, un groupe de femmes qui luttaient contre l’abattage des arbres et contre le remplacement progressif des forêts par les monocultures. Le mouvement Chipko a été connu dès les années 1970 pour la pratique militante du « tree hugging« , qui consiste à entourer de ses bras des arbres menacés par l’abattage.
Au cours de sa vie, Vandana Shiva a compris que ce sont majoritairement les femmes qui cultivent la terre et qui en prennent soin. « En Inde, ce sont les femmes qui préservent et transmettent le savoir lié à l’agriculture traditionnelle. La *biodiversité, en permettant la souveraineté des agriculteur·rices, leur donne la possibilité de conserver et de renouveler leurs semences. Les semences, par nature, se régénèrent, sont résilientes et se multiplient. C’est ce que nous devons faire aujourd’hui : apprendre de la nature et de ces semences. » Pour elle, il faut se tourner vers les femmes, car ce sont surtout elles qui continuent d’être en lien avec la terre et de la protéger.
*biodiversité : La biodiversité désigne la variété des formes de vie, des écosystèmes et des interactions qui les relient, incluant les plantes, les animaux, les micro-organismes et leurs environnements, et elle englobe aussi notre propre existence en tant qu’humains au sein de ce réseau vivant.
3- Les femmes : engagées pour la Terre
À l’échelle mondiale, les femmes jouent un rôle clé dans la préservation de la biodiversité, mais elles sont les premières victimes de la destruction de l’environnement, aux côtés des enfants. Cette vulnérabilité est particulièrement marquée dans les pays en développement, où leurs responsabilités familiales et communautaires les exposent directement aux pénuries d’eau, de nourriture et d’énergie.
Ayant peu ou pas d’accès aux financements et aux décisions politiques, elles disposent de moins de moyens (ou d’aucun) pour s’adapter aux sécheresses, inondations et à l’exploitation des ressources naturelles. Leur rôle dans la prise en charge des enfants et des personnes âgées limite leur mobilité et leur capacité à fuir si nécessaire. Elles sont aussi plus exposées à la malnutrition et aux maladies liées à l’eau insalubre.
3-1 Les femmes autochtones : gardiennes de la biodiversité
Les peuples autochtones subissent directement les conséquences de la perte de biodiversité. Bien qu’ils ne représentent que 5 % de la population mondiale, ils jouent un rôle crucial dans la préservation d’environ 80 % de la biodiversité mondiale. (World Bank, 2021), selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans son rapport « Égalité femmes‑hommes et environnement – Accumuler des connaissances et des politiques pour atteindre les ODD.
Les femmes des sociétés autochtones jouent un rôle clé dans la gestion des écosystèmes, sur lesquels elles ont développé un vaste savoir traditionnel et dont elles dépendent en grande partie pour leur subsistance et leurs soins. « Les femmes autochtones ont, pendant toute l’histoire de leurs peuples, eu une influence fondamentale sur la préservation et la protection de l’environnement. Dans les sociétés traditionnelles, les femmes jouissent souvent depuis longtemps du même accès que les hommes aux terres, aux animaux et aux ressources. S’attaquer aux vulnérabilités des femmes des populations autochtones – à la fois dans la zone OCDE et les pays en développement – n’est pas seulement une question de justice et d’équité. Le vaste savoir traditionnel qu’elles possèdent au sujet des vertus médicinales des végétaux et autres bienfaits pouvant être procurés par les écosystèmes, ainsi que sur la gestion durable des ressources naturelles, est fondamental pour la survie des communautés autochtones et des écosystèmes.«

Mais de plus en plus, les peuples autochtones entrent en contact avec les économies et sociétés modernes. Et ce sont surtout les hommes, et non les femmes, qui participent à la prise de décisions et à la planification des projets relatifs à la gestion des ressources naturelles. Cela signifie notamment que les connaissances irremplaçables des femmes et leur attitude concernant l’environnement sont souvent ignorées.
3-2 Les femmes dans les sociétés modernes : actrices contre la destruction de l’environnement
Dans le rapport de l’OCDE, est expliqué qu’une meilleure représentation des femmes dans les conseils d’administration et les postes de direction accélérerait la transition écologique. Cela permettrait une meilleure intégration des objectifs environnementaux et d’égalité femmes-hommes. Les entreprises ayant au moins trois femmes au sein dans leur conseil d’administration affichent une plus grande responsabilité sociale et environnementale. Cela est le cas en particulier dans des domaines tels que la réduction des émissions, l’utilisation de matériaux recyclés et l’adoption d’énergie propre. De plus, une présence accrue de femmes dans les conseils d’administration augmente la divulgation d’informations relatives au carbone.
L’OCDE explique « Partout dans le monde, les femmes ont tendance à être plus sensibles aux préoccupations environnementales, mais elles sont largement sous-représentées dans les processus de prise de décision du leadership mondial en matière de climat – que ce soit dans les ministères des Finances, de l’Économie, de l’Énergie ou des Infrastructures, ou dans les entreprises. » Les femmes sont pourtant très active dans la mobilisation en faveur de la justice environnementale, notamment dans les petits États insulaires en développement, qui sont les plus vulnérables au changement climatique et aux catastrophes naturelles.
Conclusion
Être écoféministe ou s’intéresser à la pensée écoféministe, que l’on soit femme, homme ou personne non binaire, c’est d’abord reconnaître que nous évoluons dans un système capitaliste et patriarcal qui perpétue l’exploitation des ressources naturelles, l’oppression des populations des pays du Sud, des femmes et des minorités partout dans le monde, tout en accélérant la destruction de l’environnement. C’est ensuite remettre en question ses comportements et privilèges, interroger les inégalités de genre et les injustices sociales, et repenser son rapport à la nature pour construire un avenir plus juste et durable.